Les courriers des lectrices : des mots sur des maux

Le Petit Écho de la Mode est l’un des premiers titres de presse féminine à développer les courriers des lectrices, dans lesquels il aiguillait les femmes sur la bonne conduite à tenir dans leur rôle de demoiselle, de fiancée, d’épouse et de mère. Les réponses du journal, qui renvoyaient d’abord une image de la femme répondant aux valeurs catholiques du magazine, ont évolué à la fin de la Seconde Guerre mondiale. 

Nos courriers, Une femme répond à une femme. C’est dans cette rubrique que le Petit Écho de la Mode choisit d’interagir avec ses lectrices, en particulier à travers la signature de Liselotte, qui répond aux courriers envoyés à la rédaction. L’identité exacte de ce personnage reste floue, et de nombreuses plumes se seraient succédées derrière cette signature, même des hommes. Ce système de courriers et de réponses s’inscrit aussi dans une logique marketing, qui vise à fidéliser le public et à renforcer le lien entre les acheteuses de la revue et la rédaction. 

Ces écrits de lectrices traitent de thématiques récurrentes, à savoir la tenue d’un foyer, les relations conjugales, les finances, les fiançailles, la bienséance en société ou encore les astuces de ménage et de cuisine. On remarque cependant qu’entre 1920 et 1970 les réponses évoluent, tout comme les thématiques. D’abord très conservatrices, puis témoignant d’un brin d’émancipation pour la femme, à partir de 1965, les courriers des lectrices sont le reflet des préoccupations de la société qui évolue.

Une page du Petit Echo De La Mode

Les courriers présents dans Le Petit Écho de la Mode ont donné des conseils aux lectrices du magazine durant plusieurs décennies. Crédits photo : Clara Monnoyeur.

 

Un outil qui permet de diffuser des normes

Les courriers des lectrices, accessibles aux archives du Petit Écho de la Mode, à Châtelaudren, sont extraits des exemplaires du magazine. Des courriers pour lesquels les femmes devaient payer pour espérer avoir une réponse. « Les archives des articles reçus par la rédaction sont souvent fermées aux chercheuses et chercheurs, précise Alexis Geers, chercheuse en sciences de l’information et de la communication.

Une réponse à un courrier de lectrice.

Les lectrices devaient payer pour avoir une réponse à leurs courriers. Archives du Centre de Ressources du Petit Écho de la Mode ©.

 

Les réponses aux courriers sont une forme de discours, de la même manière que les articles, la publicité ou encore les romans. Ainsi, ils ont le même poids éditorial pour les lectrices. Selon Alexis Geers : « La plupart du temps, les rédactions ne reproduisent pas tels quels les courriers reçus, mais vont rassembler deux ou trois courriers sur un même thème, ou reformuler et adresser une réponse. Cela montre que les courriers des lectrices sont une forme discursive bien différente de l’article, mais qui s’avère tout aussi importante, puisqu’on estime que la journaliste qui répond à ces courriers a une forme d’autorité. »

Pour autant, selon l’universitaire, qui travaille sur le rôle éducatif des médias, et la circulation des savoirs et des normes, cette mise en scène répond à une demande sociale. Pour les lectrices, les courriers sont une référence vers laquelle elles se tournent, en vue de trouver des conseils pour bien faire. « C’est un outil qui permet de diffuser des normes, des valeurs, des repères, et de donner à ces femmes des modèles », ajoute Alexis Geers. Pour Paulette Le Trocquer, 84 ans, ancienne lectrice du Petit Écho de la Mode, c’est une évidence. « À l’époque, on écrivait au Petit Écho de la Mode parce qu’on ne parlait pas du tout avec les personnes de notre entourage, mais nous avions tout de même besoin d’être aiguillées. » Quand elle achetait le magazine, Paulette lisait tous les courriers. Elle confie même avoir écrit à la rédaction pour donner une astuce, afin de ne pas percer les gants de vaisselle. « Je ne sais pas s’il est paru, mais je me suis dit que cela pouvait être utile à d’autres femmes », sourit-elle.

Une réponse à un courrier de lectrice.

Un courrier d’une lectrice et la réponse de la rédaction parus en 1950. Archives du Centre de Ressources du Petit Écho de la Mode ©.

Pour autant, la chercheuse Alexis Geers insiste sur un point : « Ce n’est pas parce que les lectrices lisaient les courriers qu’elles suivaient les conseils et les modèles proposés à la lettre. » Elle est rejointe sur ce point par Lucie Barette, chercheuse en littérature et en sciences de l’information et de la communication, qui travaille sur les codes de la féminité dans les médias : « Ce n’est pas parce qu’on fait les tests de personnalité dans la presse féminine qu’on y croit ». Pour la scientifique, ce qui pose problème dans ces courriers des lecteurs, c’est la représentation de la femme donnée dans les réponses du journal. Il s’agit d’injonctions impossibles à respecter. Dans un courrier datant de 1953, il est dit à la fois qu’il ne faut pas trop se maquiller et ne pas se négliger, par respect pour le mari. « C’est ce que j’appelle le fantasme de la femme totale », expose Lucie Barrette, c’est-à-dire l’idée que la femme doit répondre de façon unanime à toutes les attentes de la société : être attirante mais pas trop, être une bonne ménagère et une bonne mère, être une femme éduquée mais pas trop savante, ou encore être divertissante tout en restant discrète.

« Mon mari me compare souvent à d'autres femmes »

« Les conseils donnés ne sont pas ceux pour devenir médecin ou comment faire carrière. Il s’agit plutôt de donner des solutions pour l’éducation des enfants, ou comment tenir son mari par la nourriture », commente Lucie Barrette. Les deux chercheuses font remarquer que les réponses aux courriers des lectrices respectent une même ligne de conduite, tenue des années 1920 à 1970.

En 1920, la femme se doit d’être irréprochable. C’est à elle que revient la charge émotionnelle : le bien-être du foyer et de la famille repose sur l’épouse. « Aujourd’hui, c’est bien étudié, on appelle ça : le travail émotionnel », informe Alexis Geers. Amicale, raisonnable, affectueuse… Dans les courriers, les adjectifs qui décrivent la femme ramènent systématiquement au calme.

Un peu plus tard, dans les années 1930, c’est à l’épouse que revient la responsabilité de la relation. Le discours du journal n’est pas : « Discutez avec votre mari, trouvez un point d’entente médian », mais plutôt que c’est à elle que revient la tâche de tout faire pour retrouver une bonne entente, quitte à faire des compromis. À cette époque, le divorce est encadré par des contraintes où le manque d’amour seul ne permet pas de mettre fin à une union maritale.

« On devait être bien présentées pour nos maris et la société », une ancienne lectrice

Aussi, peu importe l’année de diffusion, on retrouve dans le journal de nombreuses leçons de savoir-vivre. Des conseils pour chaque situation qu’une femme respectable doit ête amenée à rencontrer. On retrouve là une caractéristique de la ligne éditoriale du Petit Écho de la Mode, à savoir son ancrage dans le catholicisme, à travers des valeurs morales. On attend des femmes qu’elles soient irréprochables.

Après la guerre, les ménages doivent économiser. Mais pas au dépend de l’apparence des femmes. La position de Liselotte sur l’habillement démontre les attentes d’élégance et de distinction de l’apparence féminine. « Même si on n’avait pas beaucoup d’argent, on devait avoir des vêtements propres, élégants et bien taillés. Il fallait que nous soyons bien présentées pour nos maris et la société », confie une lectrice âgée de 93 ans qui suivait les mœurs de l’époque. On observe aussi dans certains courriers le rôle de la femme sur les dépenses. La plupart du temps, ce sont elles qui gèrent le budget familial. Elles doivent alors rester coquettes, sans trop faire dépenser leurs époux. Ainsi, on retrouve des astuces pour bien se vêtir à moindre coût.

Réponse à un courrier de lectrice.

Un courrier d’une lectrice et la réponse de la rédaction parus en 1950. Archives du Centre de Ressources du Petit Écho de la Mode ©.

La question sentimentale pour les femmes arrive plus tard, dans les années 1960. Les lectrices se posent des questions sur les sentiments qu’elles éprouvent pour leur mari. Il y a dans l’espace public et médiatique l’idée que les femmes affichent plus clairement leurs ambitions professionnelles. Mais face aux problèmes qu’elles rencontrent, le journal répond par les valeurs du mariage, du soutien et de la fidélité. Pour autant, lorsqu’il s’agit de femmes non mariées, le discours diffère. On retrouve toujours des valeurs catholiques : donner, savoir donner, savoir recevoir, mais à cela s’ajoute une nouvelle idée associée au mariage : celle que l’union peut être une relation de complicité et même d’amour entre les époux. Ainsi, si l’homme se montre ingrat, il vaut mieux réfléchir à deux fois avant de s’engager, car une fois les enfants arrivés, il n’est plus possible de rebrousser chemin. 

Des questionnements qui évoluent en même temps que la société

Au fil du temps, on voit les sujets abordés dans les courriers des lectrices évoluer au fil du temps. Pendant la Seconde Guerre mondiale, plusieurs courriers répondent aux femmes qui s’interrogent sur la façon de garder le lien avec les hommes partis au front, ou encore de savoir comment tenir la maison et élever les enfants sans mari. À l’époque, il était encore inenvisageable de parler de divorce. Ce n’est que plus tard, dans les années 1950, que ces courriers seront plus présents.

Réponse d'un courrier de lectrice.

Un courrier d’une lectrice et la réponse de la rédaction. Archives du Centre de Ressources du Petit Écho de la Mode ©.

Et c’est le cas pour toutes les thématiques du quotidien abordées. Exemple frappant : l’arrivée du téléphone fixe, dans les années 1960. On retrouve dans les archives du journal des courriers de lectrices qui veulent savoir : « Comment se comporter au téléphone ? » « De quoi peut-on parler, ou non ? » « Combien de temps peuvent durer les appels ? » Aussi, lorsque les femmes commencent à plus largement travailler en entreprise : « Quel est le minimum accepté dans la conception des repas ? » « Est-il accepté de cuisiner des plats en conserve…? » 


Alors, conservatisme ou émancipation ? Un bilan nuancé

Selon Lucie Barette, dans l’offre de la presse féminine du XXe siècle, « il y a peu, voire pas de magazine féminin qui ait une ligne éditoriale progressiste de la manière dont on l’entend aujourd’hui ». Pour autant, ces réponses aux lectrices sont aussi des outils pour améliorer la vie quotidienne des femmes. Tant d’astuces dans les domaines dont on les tient responsables au sein du foyer, et qui peuvent alléger leur charge mentale. Pour rappel, la charge mentale est un principe amené par la sociologue Monique Haicault, en 1984, et qui désigne le poids psychologique que représentent les tâches ménagères et l’éducation des enfants.

Il ne faut pas perdre de vue le contexte social. Comme l’explique Lucie Barrette, les discussions intimes sur la gestion du foyer étaient très limitées. Mis à part le prêtre du village et le médecin, il n’y avait pas vraiment d’autres alternatives pour se confier dans le secret. Paulette Le Troquer ajoute : « On ne parlait pas de ça avec les amies, seulement des trucs et astuces pour la couture ou la cuisine. On essayait de garder nos problèmes et de les régler chez nous ». Le fait même d’oser poser des questions au magazine – telles que : « J’ai peur de ne plus aimer mon mari », ou : « Combien de temps doit passer une femme aux fourneaux, alors qu’elle doit s’occuper des enfants, de la maison, du budget de la famille et  de sa carrière professionnelle ? » – était déjà une façon pour les femmes de se confier sur leur situation personnelle à une tierce personne.

Cette Liselotte est, dans l’imaginaire des lectrices, une femme « qui travaille et s’émancipe via le magazine », poursuit Lucie Barette, soit un profil qui n’est pas mis en valeur par les conseils de Liselotte. Après mai 1968, le magazine n’a pas d’autre choix que d’adapter sa ligne éditoriale. D’ailleurs, en 1971, un éditorial de la rédaction témoigne de ces changements. Le journal hebdomadaire choisit de ne plus garder une vision traditionnelle et doit accompagner les femmes dans l’évolution de leurs vies, en abordant des thèmes comme le travail, le mariage, le divorce ou encore le célibat. En répondant à la question d’un homme frustré, car sa femme ne cuisine pas suffisamment, Liselotte répond : « Le temps n’est plus où les femmes passaient à leurs fourneaux les heures qui leur laissaient les soins du ménage et la charge des enfants et où toute l’instruction des petites filles tenait dans un gros livre de recettes manuscrites. Bien des ménages vivent aujourd’hui d’amour et de conserves, ce qui permet aux épouses d’échanger avec leur mari, autre chose que des considérations sur la fraîcheur des petits pois. »

« Il s'agit d'une ligne de conduite impossible à tenir », Lucie Barrette

Pour Nicole Lucas, historienne spécialiste du Petit Écho de la Mode, il serait faux de penser que le journal transmettait seulement une image conservatrice et répondait à une vision catholique de la femme. Si les courriers renvoient à des normes de bienséance et de beauté présentes dans la société, il faut s’interroger sur l’audience qu’avaient ces conseils. « Est ce que les femmes qui lisaient ces conseils avaient un double regard sur les normes de beauté et d’attitudes à avoir dans la société, en se disant : “Oui, je lis ces courriers, mais je suis consciente qu’il s’agit d’une ligne de conduite impossible à tenir et je sais que ce n’est pas génial” ? », se questionne la chercheuse Lucie Barrette. 

En 2022, même si l’on retrouve les mêmes thématiques de « mode », « beauté », « société », « culture », « déco », « cuisine », dans la presse féminine, et les mêmes critères de beauté, à savoir la maigreur et la peau blanche (entre autres), les femmes ont davantage accès à des outils qui permettent de mettre en relief les discours normatifs des médias. Pour autant, ces discours ont toujours un impact important dans la vie de ces dernières et influencent encore l’image de la femme « parfaite ».

Canelle Corbel