À Châtelaudren, l'imprimerie a encré la culture ouvrière
Au milieu des années 1920, l’installation de l’imprimerie des éditions de Montsouris bouleverse le village de Châtelaudren. Peu à peu, des quartiers s’élèvent et des liens se créent, contribuant à la naissance d’une identité ouvrière qui persiste encore aujourd’hui, quarante ans après la fermeture de l’usine.
À Châtelaudren, un imposant bâtiment de pierre et de béton tapissé de grandes fenêtres surplombe l’étang du Minihy. En contrebas, le plan d’eau se transforme en cascade bouillonnante. Il y a près de cent ans, elle alimentait pour la première fois les turbines d’une usine qui a bouleversé le village d’un peu plus de mille habitants. En 1923, Châtelaudren assiste à la construction d’une imprimerie, rue du Maillet, au cœur du bourg. Les éditions de Montsouris viennent d’installer une nouvelle usine dans les Côtes-d’Armor, notamment chargée de relier et d’imprimer des livres de poche et de confectionner les patrons-modèles vendus par le magazine du Petit Écho de la Mode.
Les travaux de l’imprimerie de Châtelaudren commencent en 1922. Source : Archives du Centre de Ressources du Petit Écho de la Mode ©.
Très vite, elle devient la première industrie du territoire. « C’était un peu l’université de Châtelaudren », ironise André Meheust, 97 ans, qui a commencé à y travailler comme photograveur à 14 ans, en 1937.« Beaucoup de monde bossait ici, il n’y avait pas autre chose. Nos parents n’avaient pas énormément d’argent, on ne pouvait pas faire d’études, alors la solution était là, juste en face de nous », ajoute Éliane Lelièvre, une ancienne plieuse de patrons-modèles. En 1950, le magazine vend plus d’un million d’exemplaires chaque semaine. La même année, 334 personnes signent un contrat à l’imprimerie de Châtelaudren, dont 54 % de femmes, d’après le registre du personnel. « Sans le Petit Écho, elles seraient devenues domestiques dans des familles rennaises ou parisiennes, religieuses ou femmes de fermes », explique Nicole Lucas, historienne et autrice d’un livre sur le Petit Écho de la Mode¹
« Les bourgeois de la classe ouvrière »
Avec l’installation de l’imprimerie, une communauté ouvrière se développe dans la ville. Des logements sont construits et loués à bas coût aux ouvriers. Dans la rue du Goëllo, par exemple, une quinzaine de maisons en pierre aux façades identiques, s’aligne encore aujourd’hui, rappelant vaguement les cités ouvrières du Creusot ou d’Auneuil. Cette carte, établie à partir du registre du personnel, recense les quartiers ouvriers de Châtelaudren.
Des parcelles de jardin sont également mises à la disposition des travailleurs. « Chaque ouvrier en avait une. C’était juste à côté de l’étang. Ça permettait à chacun de cultiver fruits et légumes », assure Bernard Jégu, salarié de 1969 à 1983, date de la fermeture du site. Mais, au-delà de l’aspect légumier, se jouent dans ces jardins un renforcement de la solidarité et de l’identité ouvrière. « Châtelaudren était une vraie cité ouvrière. L’imprimerie faisait vivre toute la ville. Les commerçants en ont profité. Tout le monde faisait ses courses ici, poursuit Bernard Jégu. L’ambiance était excellente parce que la plupart des gens qui bossaient ici vivaient également sur le territoire, dans la commune ou les alentours. On fêtait Noël entre nous, par exemple. » Quelques colonies de vacances sont aussi organisées par le Comité d’entreprise des éditions de Montsouris, où les enfants des ouvriers bretons rejoignent ceux des ouvriers parisiens.
À l’époque, travailler au Petit Écho de la Mode était perçu comme une forme de réussite. « À la photogravure, on était un peu la bourgeoisie de la classe ouvrière, rit André Méheust. C’était différent pour ceux qui travaillaient avec l’huile des machines, mais nous on pouvait presque venir habillés en tenue de dimanche. » Les femmes, elles, travaillaient surtout au pliage de patrons, sous les toits, où la température atteignait 40 degrés l’été. Et impossible de trop ouvrir les fenêtres, au risque de faire voler le papier de soie. « On avait les doigts en sang à cause du frottement répété », se souvient Joëlle Guyomard, qui a assemblé entre 2 000 et 3 000 patrons par jour, entre 1954 et 1981. Aujourd’hui, ses mains sont douloureuses. « Mon médecin m’a dit que c’est parce que j’ai trop travaillé », explique-t-elle, non sans une pointe de fierté
Pendant 27 ans, les mains de Joëlle ont plié les patrons-modèles du Petit Écho de la Mode. Crédits photo : Louis Floc’h.
« C'était des planqués »
Le travail au Petit Écho de la Mode resserre les liens entre les ouvriers, tout en les éloignant d’autres habitants de ce milieu rural. Six kilomètres courent entre la ferme de Jeannine, à Plouvara, et l’imprimerie de Châtelaudren. Pourtant, un monde semble séparer cette ancienne cultivatrice et le Petit Écho. « Ils se prenaient un peu pour les gens de la haute. Nous, on n’avait même pas le temps de coudre nos vêtements », se rappelle-t-elle. Pour beaucoup, les hommes qui travaillaient au Petit Écho « étaient des planqués », considère un ancien ouvrier du bâtiment, époux d’une plieuse de patrons. « Ils allaient au boulot en sifflant quand nous on allait bosser dans les courants d’air. C’est arrivé qu’ils viennent nous aider à creuser des tranchées. Ils étaient heureux. Ça leur faisait un peu de sport de prendre la pelle et la pioche », se souvient-il.
Les typographes s’occupaient de mettre en forme les textes imprimés à Châtelaudren. Archives du Centre de Ressources du Petit Écho de la Mode ©.
Le fossé entre les ouvriers et les autres se creuse en même temps que l’écart des conditions de vie. Les employés de l’imprimerie gagnent plus que beaucoup d’autres professions.« Grâce au Syndicat du livre, on a été les premiers à avoir deux semaines de congés l’hiver et quatre l’été. Les cultivateurs, eux, n’avaient rien. Je pense qu’il y avait un peu de jalousie », avance Jean-Claude Olivo, maquettiste et graveur de 1961 à 1973. Certains ouvriers, majoritairement des hommes, se retrouvent dans les syndicats, en particulier quelques années avant la fermeture. Pour les femmes, le combat semblait déjà perdu d’avance. « Ce n’était pas nous qui commandions », se lamente Andrée Garel, 86 ans.
Un lien qui perdure
Malgré la blessure de la fermeture et des licenciements, l’imprimerie reste synonyme de souvenirs heureux pour la plupart des anciens travailleurs. « Il y a eu des histoires de fêtes et d’amour dans cette entreprise. Tout le monde se connaissait », raconte Jean-Claude Olivo. « On se retrouvait dans différents lieux, on jouait au baby-foot, on traînait autour du jukebox et on allait au Café des Halles. » D’après Yvonne Lepage, dont le mari approvisionnait le bistrot, il s’y écoulait plus de 600 litres de cidre par semaine.
Petit à petit, le travail à l’usine renforce la solidarité entre les ouvriers du Petit Écho de la Mode. « C’était un nœud de gens, tente d’illustrer Joëlle. Je pense par exemple à cette femme, qui pliait les patrons avec ma mère et qui avait insisté pour garder mon fils pendant que je travaillais à l’usine. » Quand l’ancienne travailleuse est licenciée, en 1981, un collègue frappe à sa porte avec deux bouteilles de vin. « Il m’a dit qu’il avait peur que je pleure, il apportait du réconfort », se souvient-elle, un peu émue. Au fil des années, la petite communauté ouvrière de Châtelaudren s’amenuise, mais une forme de sociabilité perdure dans la petite ville. « Je suis amie avec tous ceux qui ne sont pas morts », rit-elle en jetant un œil par la fenêtre de sa cuisine, derrière laquelle se découpe l’usine, reconvertie en pôle culturel.
- Nicole Lucas, Le Petit Écho de la Mode, un siècle de presse féminine, Coop Breizh, 133pp.
Violette Vauloup et Antonin Gendry