Joëlle, une vie au rythme de l'imprimerie
Pendant près de 30 ans, Joëlle Guyomard a plié des patrons-modèles pour Le Petit Écho de la Mode, à Châtelaudren. Aujourd’hui, alors que ses anciens collègues disparaissent peu à peu, le passé, lui, reste ancré dans sa tête et dans ses mains, pétries de douleurs et de souvenirs.
À peine avons-nous posé un pied dans sa maison que Joëlle prévient : « C’est modeste et pas riche, mais c’est chez moi et c’est très bien ». Les murs sont couverts de photos de famille et des coupures de journaux traînent sur les étagères. Sur la table, une carafe d’eau. « C’est que j’ai du mal à prendre la bouteille, parfois, je lâche les objets », confie la femme de 85 ans. Son médecin lui a assuré qu’elle devait sa polyarthrite à 27 ans de travail en tant que brocheuse pour Le Petit Écho de la Mode. De 1954 à 1981, Joëlle a plié jusqu’à 3 000 patrons-modèles par jour. « C’était un travail difficile, mais j’étais contente de le faire », lance celle qui est entrée à l’usine à 17 ans, pour aider ses parents à nourrir ses cinq frères et sœurs. « J’en avais marre de les voir pauvres », raconte-t-elle en passant une main dans ses cheveux argentés.
Joëlle a plié des patrons pour le Petit Echo de la Mode pendant 27 ans. Crédits photo : Louis Floc’h.
« Cette maison a vécu beaucoup de choses »
La porte ouverte de la véranda laisse passer le bruit de la cascade qui bouillonne au pied de son jardin. De l’autre côté du ruisseau : l’ancienne imprimerie des éditions de Montsouris. Joëlle aperçoit le bâtiment depuis presque toutes les fenêtres de sa maison, mais depuis quelques années, son ouïe faiblit et elle n’entend plus les remous de la cascade. Au moins, ça ne l’empêche plus de dormir.
Le jardin de Joëlle longe la cascade qui alimentait les turbines de l’imprimerie. Crédits photo : Clara Monnoyeur.
Soixante ans plus tôt, Joëlle devait se lever tôt pour emmener son fils chez la nourrice avant de pointer, « à 8 h, et pas une minute plus tard, sinon, c’était un quart d’heure de paie en moins, se souvient l’ancienne ouvrière. Et ensuite, on travaillait huit heures par jour sous les toits. Il faisait jusqu’à 40 degrés l’été et très froid en hiver ». Les gestes répétés à l’infini, le frottement accéléré du papier de soie sur les doigts, la cadence précipitée à maintenir. Quarante ans après la fermeture de l’usine, Joëlle se souvient encore des doigts en sang le soir et des pansements qui ornaient ses mains le matin.
En rentrant du travail, une autre journée l’attendait. Deux enfants à nourrir. Une petite maison à nettoyer. Un mari dont elle devait choisir avec attention la tenue lorsqu’il allait conduire la femme du directeur du Petit Écho en ville. « Il était gardien de l’usine, mais aussi très doué en mécanique, alors il faisait le chauffeur de temps en temps », explique Joëlle avec fierté.
Lorsque le couple finit par racheter la maison louée par le Petit Écho aux ouvriers, rue du Maillet, juste en face de l’imprimerie, c’est lui qui fait les travaux. « Il n’y avait pas de carrelage, ni de chauffage, les fenêtres étaient pourries… C’était peu cher mais il y avait tout à refaire », se rappelle l’ancienne plieuse de patrons. Aujourd’hui, Joëlle regrette que la maison ne puisse pas parler. « Entre notre installation et les travaux, les nuits blanches après le licenciement, la mort de mon mari et mes enfants qui y reviennent encore en vacances, cette maison a vécu beaucoup de choses. »
Reconversion après Le Petit Écho de la Mode
En 1981, Joëlle apprend qu’elle est licenciée. Les difficultés économiques du magazine avaient accéléré les départs depuis la fin des années 1970. Le nombre d’employés de l’imprimerie de Châtelaudren passe de 183 en 1979, à seulement 79, lors de la fermeture définitive en novembre 1983. « À la fin, nous n’étions plus que sept plieuses de patrons », se souvient Joëlle. « Tout le monde pleurait, il y avait beaucoup de chagrin. Pas mal de gens sont partis ailleurs et je ne les ai plus jamais vus ici. »
Après la fermeture, Joëlle fait le ménage chez le directeur et garde ses enfants de temps en temps. « On nous disait qu’on était les chouchous, c’était un peu vrai », lance-t-elle avec un regard complice. Mais la jeune femme n’a pas d’autre choix que de trouver un autre salaire, plus élevé. À Paris, son fils lui trouve un poste de gardienne d’immeuble. Mais celle qui se définit volontiers comme une « fille de Châtelaudren » refuse de partir sans son mari, toujours employé par l’imprimerie. Huit jours après le licenciement, elle est embauchée par la mairie de la ville où elle est née, a travaillé, s’est mariée et a élevé ses deux fils. De la cantine à la garderie en passant par l’école, elle enchaîne les contrats jusqu’à la retraite. « Je n’ai jamais été riche, mais je ne dois rien à personne. J’ai toujours travaillé », clame-t-elle fièrement.
Quarante ans après la fermeture de l’imprimerie, les semaines de Joëlle sont toujours rythmées par Le Petit Echo de la Mode. Un ancien ouvrier tond sa pelouse de temps en temps et, chaque lundi, elle retrouve d’ex-collègues au marché. Pourtant, la solitude est de plus en plus dure à vivre. Les vieux collègues, qui sont souvent des voisins et des amis, disparaissent petit à petit. Et Joëlle, elle aussi, a peur de quitter Châtelaudren pour toujours. Depuis qu’elle a emménagé dans sa maison à deux pas du Petit Écho, en 1970, elle a fraternisé avec cinq générations de notaires, qui travaillent au bout de sa rue. Le dernier « regarde tous les matins si les volets sont ouverts, sinon il prévient mon fils qui habite à Paris », raconte celle qui semble veillée par tout un quartier.
Violette Vauloup