Qui étaient les travailleurs de l'imprimerie de Châtelaudren
Une majorité de femmes, des emplois de proximité… Les étudiants de l’IUT de Lannion se sont plongés dans les archives et registres du Petit Écho de la Mode afin de dresser le portrait des travailleurs de l’imprimerie de Châtelaudren en infographies.
58 % des employés de l’imprimerie de Châtelaudren sont des femmes. Source : Archives du Centre de Ressources du Petit Écho de la Mode ©.
Une majorité de jeunes femmes dédiée aux patrons
Si le langage commun nous fait utiliser le mot travailleur, à l’imprimerie de Châtelaudren, nous devrions plutôt utiliser le terme de travailleuses. En effet, la main-d’œuvre est avant tout féminine. Sur les 1 123 employés différents qui ont travaillé dans l’imprimerie du Petit Écho de la Mode, de 1923 à 1983, 646 sont des femmes (58 %) et 477 des hommes (42 %). Les fonctions à responsabilités étaient réservées en grande majorité à la gente masculine, à l’image des deux (seuls) employés, Henri Bidaut et Louis Brossard, de 1923 à 1925, lors de la phase de construction de l’imprimerie. Quant aux femmes, leurs postes étaient soit brocheuses, personnes en charge du pliage des patrons-modèles, ou dames de ménage.
Dans l’atelier des femmes, les travailleuses pliaient toute la journée des patrons-modèles en papier de soie. De 1954 à 1981, Joëlle Guyomard en a plié jusqu’à 3 000 par jour. « C’était un travail difficile, mais j’étais contente de le faire », lance celle qui est entrée à l’usine à 17 ans. Nous avons retrouvé dans les archives du Petit Écho de la Mode une lettre manuscrite de Henriette Mercier, ancienne brocheuse. Elle date de mai 2011 et est adressée à l’association Culture et Patrimoine. « Étant enfant, je rêvais déjà d’aller un jour travailler au Petit Écho de la Mode, comme ma sœur. Ayant obtenu mon certificat d’étude en 1936 (j’avais 12 ans), je pensais y aller », raconte-t-elle. Malgré son désir, cette native de Châtelaudren n’a pu aller travailler directement à sa sortie d’étude. En cause : une loi du 9 août 1936 rendant l’instruction primaire obligatoire pour les enfants âgés de 6 à 14 ans révolus.
L’âge médian d’entrée dans l’entreprise était de 19 ans pour les femmes et de 22 ans pour les hommes. La plus jeune personne embauchée s’appelait Désirée Le Belleguy. Elle avait 11 ans, en 1925. Cependant, on remarque qu’en 1929, l’âge médian est plus élevé, notamment en raison de la présence de Catherine Le Bars, alors âgée de 68 ans. À ce moment-là, les dirigeants de l’imprimerie ont eu besoin de main d’œuvre expérimentée afin de former les jeunes travailleurs.
Concernant les hommes, ils étaient tous plus vieux que les femmes, sauf durant la Seconde Guerre mondiale, où des enfants de 15 ans sont embauchés pour pallier le départ des aînés. À contrario, les années 1970 marquent un vieillissement de l’âge de recrutement, chez les hommes comme chez les femmes. Cela s’explique en partie par des poursuites d’études plus nombreuses (collèges, universités) que dans les années 1920.
Traverser la rue pour trouver un emploi
« L’imprimerie a permis de donner de l’emploi aux Châtelaudrinais », se remémore Bertrand Jégu, ancien compositeur typographe et chef de l’administration des ventes. Cet ancien travailleur n’a pas tort. L’entreprise regroupe une majorité d’ouvriers du secteur. Il suffisait de faire quelques kilomètres pour se rendre au travail. Le Petit Écho de la Mode était un vivier d’emplois locaux. Près de 70 % des ouvriers habitaient à moins de 3,5 kilomètres du site. Ces 734 employés résidaient dans les communes de Châtelaudren, Plélo ou Plouagat. Dans les années 1970, des travailleurs résidant hors de la Bretagne ont commencé à poser leur valise dans le village afin de restructurer l’entreprise qui connaît à ce moment-là des rachats successifs.
Rue de la Gare, rue Audren, rue des écoles… Autant de rues bien connues des Châtelaudrinais et du registre du personnel. Dans ce village d’environ 1 000 personnes, tout le monde se connaît, car tout le monde finit par passer par le Petit Écho de la Mode. Cette proximité avec le lieu de travail développe une importante culture ouvrière. « Châtelaudren est devenu une vraie cité ouvrière, où vivaient aussi bien les ouvriers que les cadres », décrit Bernard Jégu. Avec l’installation de l’imprimerie, des logements sont construits et loués à bas coût aux ouvriers, comme dans la rue du Goëllo, à Châtelaudren, à quelques mètres de l’usine.
En témoigne la carte ci-dessus, l’imprimerie représentait le cœur économique du village. À elle seule, elle a offert une chance d’emploi pour les habitants des environs. D’après le registre du personnel, au moins 76 personnes ont habité rue de la Gare. Si certains venaient de Ker Jagu, de Plouagat, ou de La Ville Fumée, au sud-est de Châtelaudren, il ne leur fallait que 20 minutes à pied pour se rendre à leur poste. Dans une époque où la démocratisation de la voiture n’existait pas, cette proximité n’était pas optionnelle.
1979, le début de la fin après des années d'embauche
Les travailleurs de l’imprimerie de Châtelaudren ne restaient que quelques semaines, quelques mois, voire des années au sein de l’entreprise, cumulant parfois plusieurs contrats. D’ailleurs, l’usine n’a pas arrêté d’embaucher jusqu’en 1979, malgré les périodes de rachats et de problèmes économiques. Fort de son succès, le nombre de tirage de l’hebdomadaire féminin augmente, jusqu’à atteindre son apogée en octobre 1950, avec plus d’1 522 000 ventes. Alors, pour répondre à la demande nationale, l’imprimerie a dû augmenter son effectif, année après année.
Après trois ans de travaux, et la première pierre posée en 1922, l’imprimerie de Châtelaudren commence à embaucher en 1925, avec 45 nouveaux contrats signés. La main-d’œuvre quadruple en 1930, pour atteindre son pic avec 461 contrats signés au cours de l’année 1979, soit 4 ans avant la fermeture du site. À la suite de cette date, l’imprimerie ne recrute plus et ses travailleurs sont poussés vers la sortie.
Si l’année 1979 marque le début de la fin, l’entreprise avait déjà connu plusieurs plans de licenciements dès le début des années 1970, en raison des rachats répétitifs des éditions de Montsouris. La Seconde Guerre mondiale (1939-1945) inflige aussi une baisse d’effectif au sein des rangs du Petit Écho de la Mode. Entre départs pour le front ou le Service du travail obligatoire (STO) sous l’occupation allemande, certains hommes quittent leur poste au sein de l’imprimerie. « Plusieurs de nos camarades sont appelés. Je les vois encore partir dans le camion du Petit Écho en chantant la Marseillaise, nous avions toutes les larmes aux yeux. Le travail marchait au ralenti », écrit Henriette Mercier, ancienne brocheuse.
Si le motif du départ n’était pas systématiquement indiqué dans le registre, l’entreprise a connu au moins sept hommes partis effectuer leur service militaire, 24 licenciements (13 femmes et 11 hommes), 31 démissions et 60 décès, alors qu’ils étaient toujours en contrat à l’imprimerie.
Ces femmes aux carrières pliées d'avance
Au sein de l’imprimerie, l’égalité des genres n’est pas ancrée contractuellement. Cette durée de travail a été calculée à partir de la différence d’années entre l’arrivée et le départ des employés. À partir de ce calcul, nous pouvons établir leur profil type. Résultat : les femmes n’affichent pas une carrière longue. Elles restent en moyenne 5 ans et demi dans l’entreprise, alors qu’un homme prétend, en moyenne, à huit ans de collaboration. D’après le registre du personnel, seulement 31 personnes sont parties en retraite alors qu’elles travaillaient à l’imprimerie.
Au total : 308 personnes ont eu un contrat inférieur à une durée d’un an, soit un quart des contrats totaux signés dans l’entreprise. Avec 237 contrats à durée temporaire signés entre 1970 et 1979, ce système se manifeste à quelques années de la fermeture du Petit Écho de la Mode. Les travailleuses sont les plus touchées. Ce phénomène de contrat court touche près de trois fois plus les femmes que les hommes. Il concerne 220 femmes (71,5%) et 88 hommes (28,5%).
Pourquoi cette précarité de carrière touche-t-elle plus les femmes que les hommes ? Plusieurs raisons peuvent être avancées sur la table. La première : la dureté du poste des brocheuses, liée à la cadence de production. « On travaillait huit heures par jour dans le dernier étage de l’usine. Il faisait très chaud, jusqu’à 40 degrés l’été. On ne pouvait pas ouvrir trop les fenêtres, car ça faisait voler le papier de soie. Et en hiver, il faisait très froid. Ça faisait mal aux doigts. On avait les doigts en sang. Il fallait les humidifier sur sa langue pour les plier », se remémore Joëlle Guyomard, ancienne plieuse et une des rares femmes à avoir travaillé dans les ateliers de l’imprimerie pendant 27 ans (de 1954 à 1981).
La seconde raison : la femme de l’époque devait s’occuper de la maison et de la famille. Et pour cause : l’âge médian de sortie des travailleuses était de 23 ans. C’est-à-dire que la moitié d’entre elles a dû – pour la plupart – arrêter de travailler si elle tombait enceinte ou pour s’occuper du logis. À cette époque, le rôle de l’épouse est d’être irréprochable au foyer et s’occuper du bien-être de sa famille. « Aujourd’hui, c’est bien étudié, on appelle ça le travail émotionnel », informe Alexis Gers, chercheuse en sociologie et des sciences de l’information et de la communication. Une situation dans laquelle s’est retrouvée Henriette Mercier. « J’ai quitté [l’imprimerie] en novembre 1947 lors de mon mariage. » Elle avait 23 ans.
L'imprimerie, une histoire de famille
Est-ce qu’un membre de votre famille a travaillé au sein du Petit Écho de la Mode ? Si vous voulez le savoir, tapez votre nom dans le moteur de recherche créé par les étudiants en journalisme de l’IUT de Lannion grâce au registre du personnel des archives recensées. Libre à vous de compléter les informations manquantes !
Méthode statistique
Notre travail de datajournalisme se base sur les informations du registre du personnel de l’imprimerie de Châtelaudren de 1923 à 1983, se trouvant dans la salle des archives du Petit Écho de la Mode. Plusieurs variables étaient disponibles : le nom, prénom, le lieu d’habitation (adresse et ville), la date d’entrée et de sortie, le motif de départ, l’obtention de la médaille du travail ainsi que le poste occupé dans l’usine. Après une période de numérisation de ces feuilles volantes, nous avons calculé le nombre de travailleurs, en s’appuyant sur la date d’entrée et de sortie des employés.
Afin de ne pas biaiser l’analyse, nous avons créé un document annexe, appelé registre unique, où nous avons gardé un seul contrat par nom référencé. Cela nous a permis d’avoir le nombre d’ouvriers uniques (1 123), la part de femmes et d’hommes au sein de l’entreprise et le lieu d’habitation de ces derniers, en évitant un double comptage.
De plus, ce registre a été rempli de manière manuscrite. La calligraphie de l’époque a rendu la retranscription des noms de famille difficile. Nous avons regroupé différents documents afin de s’assurer au mieux de la certitude orthographique. Pour terminer, si une indication était manquante, aussi bien le lieu de résidence ou la date de sortie, la personne concernée n’a pas été comptabilisée dans nos calculs.
Jérémy Fichaux